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«Eugenia Grandet» en francés

El libro Eugenia Grandet en francés

Eugénie Grandet

51 voto
✒ Autor
📖 Paginas209
⏰ Tiempo de leer 11 horas 30 minutos
💡 Fecha de publicación1833
🌏 Idioma original FrancĂ©s
📌 Tipo Novela
📌 GĂ©neros Prosa, PsicolĂłgica, Realismo, Social, FilosĂłfica
📌 Secciones Novela psicológica , Novela realista , Novela social , Novela filosófica

Eugénie Grandet: leer el libro original

À MARIA,
Que votre nom, vous dont le portrait est le plus bel ornement de cet ouvrage, soit ici comme une branche de buis bénit, prise on ne sait à quel arbre, mais certainement sanctifiée par la religion et renouvelée, toujours verte, par des mains pieuses, pour protéger la maison.
DE BALZAC.
Il se trouve dans certaines provinces des maisons dont la vue inspire une mĂ©lancolie Ă©gale Ă  celle que provoquent les cloĂźtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou les ruines les plus tristes. Peut-ĂȘtre y a-t-il Ă  la fois dans ces maisons et le silence du cloĂźtre et l’ariditĂ© des landes et les ossements des ruines. La vie et le mouvement y sont si tranquilles qu’un Ă©tranger les croirait inhabitĂ©es, s’il ne rencontrait tout Ă  coup le regard pĂąle et froid d’une personne immobile dont la figure Ă  demi monastique dĂ©passe l’appui de la croisĂ©e, au bruit d’un pas inconnu. Ces principes de mĂ©lancolie existent dans la physionomie d’un logis situĂ© Ă  Saumur, au bout de la rue montueuse qui mĂšne au chĂąteau, par le haut de la ville. Cette rue, maintenant peu frĂ©quentĂ©e, chaude en Ă©tĂ©, froide en hiver, obscure en quelques endroits, est remarquable par la sonoritĂ© de son petit pavĂ© caillouteux, toujours propre et sec, par l’étroitesse de sa voie tortueuse, par la paix de ses maisons qui appartiennent Ă  la vieille ville, et que dominent les remparts. Des habitations trois fois sĂ©culaires y sont encore solides quoique construites en bois, et leurs divers aspects contribuent Ă  l’originalitĂ© qui recommande cette partie de Saumur Ă  l’attention des antiquaires et des artistes. Il est difficile de passer devant ces maisons, sans admirer les Ă©normes madriers dont les bouts sont taillĂ©s en figures bizarres et qui couronnent d’un bas-relief noir le rez-de-chaussĂ©e de la plupart d’entre elles. Ici, des piĂšces de bois transversales sont couvertes en ardoises et dessinent des lignes bleues sur les frĂȘles murailles d’un logis terminĂ© par un toit en colombage que les ans ont fait plier, dont les bardeaux pourris ont Ă©tĂ© tordus par l’action alternative de la pluie et du soleil. LĂ  se prĂ©sentent des appuis de fenĂȘtre usĂ©s, noircis, dont les dĂ©licates sculptures se voient Ă  peine, et qui semblent trop lĂ©gers pour le pot d’argile brune d’oĂč s’élancent les Ɠillets ou les rosiers d’une pauvre ouvriĂšre. Plus loin, c’est des portes garnies de clous Ă©normes oĂč le gĂ©nie de nos ancĂȘtres a tracĂ© des hiĂ©roglyphes domestiques dont le sens ne se retrouvera jamais. TantĂŽt un protestant y a signĂ© sa foi, tantĂŽt un ligueur y a maudit Henri IV. Quelque bourgeois y a gravĂ© les insignes de sa noblesse de cloches, la gloire de son Ă©chevinage oubliĂ©. L’Histoire de France est lĂ  tout entiĂšre. À cĂŽtĂ© de la tremblante maison Ă  pans hourdĂ©s oĂč l’artisan a dĂ©ifiĂ© son rabot, s’élĂšve l’hĂŽtel d’un gentilhomme oĂč sur le plein-cintre de la porte en pierre se voient encore quelques vestiges de ses armes, brisĂ©es par les diverses rĂ©volutions qui depuis 1789 ont agitĂ© le pays. Dans cette rue, les rez-de-chaussĂ©e commerçants ne sont ni des boutiques ni des magasins, les amis du moyen-Ăąge y retrouveraient l’ouvrouĂšre de nos pĂšres en toute sa naĂŻve simplicitĂ©. Ces salles basses, qui n’ont ni devanture, ni montre, ni vitrages, sont profondes, obscures et sans ornements extĂ©rieurs ou intĂ©rieurs. Leur porte est ouverte en deux parties pleines, grossiĂšrement ferrĂ©es, dont la supĂ©rieure se replie intĂ©rieurement, et dont l’infĂ©rieure armĂ©e d’une sonnette Ă  ressort va et vient constamment. L’air et le jour arrivent Ă  cette espĂšce d’antre humide, ou par le haut de la porte, ou par l’espace qui se trouve entre la voĂ»te, le plancher et le petit mur Ă  hauteur d’appui dans lequel s’encastrent de solides volets, ĂŽtĂ©s le matin, remis et maintenus le soir avec des bandes de fer boulonnĂ©es. Ce mur sert Ă  Ă©taler les marchandises du nĂ©gociant. LĂ , nul charlatanisme. Suivant la nature du commerce, les Ă©chantillons consistent en deux ou trois baquets pleins de sel et de morue, en quelques paquets de toile Ă  voile, des cordages, du laiton pendu aux solives du plancher, des cercles le long des murs, ou quelques piĂšces de drap sur des rayons. Entrez ? Une fille propre, pimpante de jeunesse, au blanc fichu, aux bras rouges quitte son tricot, appelle son pĂšre ou sa mĂšre qui vient et vous vend Ă  vos souhaits, flegmatiquement, complaisamment, arrogamment, selon son caractĂšre, soit pour deux sous, soit pour vingt mille francs de marchandise. Vous verrez un marchand de merrain assis Ă  sa porte et qui tourne ses pouces en causant avec un voisin, il ne possĂšde en apparence que de mauvaises planches Ă  bouteilles et deux ou trois paquets de lattes ; mais sur le port son chantier plein fournit tous les tonneliers de l’Anjou ; il sait, Ă  une planche prĂšs, combien il peut de tonneaux si la rĂ©colte est bonne ; un coup de soleil l’enrichit, un temps de pluie le ruine : en une seule matinĂ©e, les poinçons valent onze francs ou tombent Ă  six livres. Dans ce pays, comme en Touraine, les vicissitudes de l’atmosphĂšre dominent la vie commerciale. Vignerons, propriĂ©taires, marchands de bois, tonneliers, aubergistes, mariniers sont tous Ă  l’affĂ»t d’un rayon de soleil ; ils tremblent en se couchant le soir d’apprendre le lendemain matin qu’il a gelĂ© pendant la nuit ; ils redoutent la pluie, le vent, la sĂ©cheresse, et veulent de l’eau, du chaud, des nuages, Ă  leur fantaisie. Il y a un duel constant entre le ciel et les intĂ©rĂȘts terrestres. Le baromĂštre attriste, dĂ©ride, Ă©gaie tour Ă  tour les physionomies. D’un bout Ă  l’autre de cette rue, l’ancienne Grand’rue de Saumur, ces mots : VoilĂ  un temps d’or ! se chiffrent de porte en porte. Aussi chacun rĂ©pond-il au voisin : Il pleut des louis, en sachant ce qu’un rayon de soleil, ce qu’une pluie opportune lui en apporte. Le samedi, vers midi, dans la belle saison, vous n’obtiendriez pas pour un sou de marchandise chez ces braves industriels. Chacun a sa vigne, sa closerie, et va passer deux jours Ă  la campagne. LĂ , tout Ă©tant prĂ©vu, l’achat, la vente, le profit, les commerçants se trouvent avoir dix heures sur douze Ă  employer en joyeuses parties, en observations, commentaires, espionnages continuels. Une mĂ©nagĂšre n’achĂšte pas une perdrix sans que les voisins ne demandent au mari si elle Ă©tait cuite Ă  point. Une jeune fille ne met pas la tĂȘte Ă  sa fenĂȘtre sans y ĂȘtre vue par tous les groupes inoccupĂ©s. LĂ  donc les consciences sont Ă  jour, de mĂȘme que ces maisons impĂ©nĂ©trables, noires et silencieuses n’ont point de mystĂšres. La vie est presque toujours en plein air : chaque mĂ©nage s’assied Ă  sa porte, y dĂ©jeune, y dĂźne, s’y dispute. Il ne passe personne dans la rue qui ne soit Ă©tudiĂ©. Aussi, jadis, quand un Ă©tranger arrivait dans une ville de province, Ă©tait-il gaussĂ© de porte en porte. De lĂ  les bons contes, de lĂ  le surnom de copieux donnĂ© aux habitants d’Angers qui excellaient Ă  ces railleries urbaines. Les anciens hĂŽtels de la vieille ville sont situĂ©s en haut de cette rue jadis habitĂ©e par les gentilshommes du pays. La maison pleine de mĂ©lancolie oĂč se sont accomplis les Ă©vĂ©nements de cette histoire Ă©tait prĂ©cisĂ©ment un de ces logis, restes vĂ©nĂ©rables d’un siĂšcle oĂč les choses et les hommes avaient ce caractĂšre de simplicitĂ© que les mƓurs françaises perdent de jour en jour. AprĂšs avoir suivi les dĂ©tours de ce chemin pittoresque dont les moindres accidents rĂ©veillent des souvenirs et dont l’effet gĂ©nĂ©ral tend Ă  plonger dans une sorte de rĂȘverie machinale, vous apercevez un renfoncement assez sombre, au centre duquel est cachĂ©e la porte de la maison Ă  monsieur Grandet. Il est impossible de comprendre la valeur de cette expression provinciale sans donner la biographie de monsieur Grandet.
Monsieur Grandet jouissait Ă  Saumur d’une rĂ©putation dont les causes et les effets ne seront pas entiĂšrement compris par les personnes qui n’ont point, peu ou prou, vĂ©cu en province. Monsieur Grandet, encore nommĂ© par certaines gens le pĂšre Grandet, mais le nombre de ces vieillards diminuait sensiblement, Ă©tait en 1789 un maĂźtre-tonnelier fort Ă  son aise, sachant lire, Ă©crire et compter. DĂšs que la RĂ©publique française mit en vente, dans l’arrondissement de Saumur, les biens du clergĂ©, le tonnelier, alors ĂągĂ© de quarante ans, venait d’épouser la fille d’un riche marchand de planches. Grandet alla, muni de sa fortune liquide et de la dot, muni de deux mille louis d’or, au district, oĂč, moyennant deux cents doubles louis offerts par son beau-pĂšre au farouche rĂ©publicain qui surveillait la vente des domaines nationaux, il eut pour un morceau de pain, lĂ©galement, sinon lĂ©gitimement, les plus beaux vignobles de l’arrondissement, une vieille abbaye et quelques mĂ©tairies. Les habitants de Saumur Ă©tant peu rĂ©volutionnaires, le pĂšre Grandet passa pour un homme hardi, un rĂ©publicain, un patriote, pour un esprit qui donnait dans les nouvelles idĂ©es, tandis que le tonnelier donnait tout bonnement dans les vignes. Il fut nommĂ© membre de l’administration du district de Saumur, et son influence pacifique s’y fit sentir politiquement et commercialement. Politiquement, il protĂ©gea les ci-devant et empĂȘcha de tout son pouvoir la vente des biens des Ă©migrĂ©s ; commercialement, il fournit aux armĂ©es rĂ©publicaines un ou deux milliers de piĂšces de vin blanc, et se fit payer en superbes prairies dĂ©pendant d’une communautĂ© de femmes que l’on avait rĂ©servĂ©e pour un dernier lot. Sous le Consulat, le bonhomme Grandet devint maire, administra sagement, vendangea mieux encore ; sous l’Empire, il fut monsieur Grandet. NapolĂ©on n’aimait pas les rĂ©publicains : il remplaça monsieur Grandet, qui passait pour avoir portĂ© le bonnet rouge, par un grand propriĂ©taire, un homme Ă  particule, un futur baron de l’Empire. Monsieur Grandet quitta les honneurs municipaux sans aucun regret. Il avait fait faire dans l’intĂ©rĂȘt de la ville d’excellents chemins qui menaient Ă  ses propriĂ©tĂ©s. Sa maison et ses biens, trĂšs-avantageusement cadastrĂ©s, payaient des impĂŽts modĂ©rĂ©s. Depuis le classement de ses diffĂ©rents clos, ses vignes, grĂące Ă  des soins constants, Ă©taient devenues la tĂȘte du pays, mot technique en usage pour indiquer les vignobles qui produisent la premiĂšre qualitĂ© de vin. Il aurait pu demander la croix de la LĂ©gion-d’Honneur. Cet Ă©vĂ©nement eut lieu en 1806. Monsieur Grandet avait alors cinquante-sept ans, et sa femme environ trente-six. Une fille unique, fruit de leurs lĂ©gitimes amours, Ă©tait ĂągĂ©e de dix ans. Monsieur Grandet, que la Providence voulut sans doute consoler de sa disgrĂące administrative, hĂ©rita successivement pendant cette annĂ©e de madame de La GaudiniĂšre, nĂ©e de La BertelliĂšre, mĂšre de madame Grandet ; puis du vieux monsieur La BertelliĂšre, pĂšre de la dĂ©funte ; et encore de madame Gentillet, grand’mĂšre du cĂŽtĂ© maternel : trois successions dont l’importance ne fut connue de personne. L’avarice de ces trois vieillards Ă©tait si passionnĂ©e que depuis long-temps ils entassaient leur argent pour pouvoir le contempler secrĂštement. Le vieux monsieur La BertelliĂšre appelait un placement une prodigalitĂ©, trouvant de plus gros intĂ©rĂȘts dans l’aspect de l’or que dans les bĂ©nĂ©fices de l’usure. La ville de Saumur prĂ©suma donc la valeur des Ă©conomies d’aprĂšs les revenus des biens au soleil. Monsieur Grandet obtint alors le nouveau titre de noblesse que notre manie d’égalitĂ© n’effacera jamais : il devint le plus imposĂ© de l’arrondissement. Il exploitait cent arpents de vignes, qui, dans les annĂ©es plantureuses, lui donnaient sept Ă  huit cents poinçons de vin. Il possĂ©dait treize mĂ©tairies, une vieille abbaye, oĂč, par Ă©conomie, il avait murĂ© les croisĂ©es, les ogives, les vitraux, ce qui les conserva ; et cent vingt-sept arpents de prairies oĂč croissaient et grossissaient trois mille peupliers plantĂ©s en 1793. Enfin la maison dans laquelle il demeurait Ă©tait la sienne. Ainsi Ă©tablissait-on sa fortune visible. Quant Ă  ses capitaux, deux seules personnes pouvaient vaguement en prĂ©sumer l’importance : l’une Ă©tait monsieur Cruchot, notaire chargĂ© des placements usuraires de monsieur Grandet ; l’autre, monsieur des Grassins, le plus riche banquier de Saumur, aux bĂ©nĂ©fices duquel le vigneron participait Ă  sa convenance et secrĂštement. Quoique le vieux Cruchot et monsieur des Grassins possĂ©dassent cette profonde discrĂ©tion qui engendre en province la confiance et la fortune, ils tĂ©moignaient publiquement Ă  monsieur Grandet un si grand respect que les observateurs pouvaient mesurer l’étendue des capitaux de l’ancien maire d’aprĂšs la portĂ©e de l’obsĂ©quieuse considĂ©ration dont il Ă©tait l’objet. Il n’y avait dans Saumur personne qui ne fĂ»t persuadĂ© que monsieur Grandet n’eĂ»t un trĂ©sor particulier, une cachette pleine de louis, et ne se donnĂąt nuitamment les ineffables jouissances que procure la vue d’une grande masse d’or. Les avaricieux en avaient une sorte de certitude en voyant les yeux du bonhomme, auxquels le mĂ©tal jaune semblait avoir communiquĂ© ses teintes. Le regard d’un homme accoutumĂ© Ă  tirer de ses capitaux un intĂ©rĂȘt Ă©norme contracte nĂ©cessairement, comme celui du voluptueux, du joueur ou du courtisan, certaines habitudes indĂ©finissables, des mouvements furtifs, avides, mystĂ©rieux qui n’échappent point Ă  ses coreligionnaires. Ce langage secret forme en quelque sorte la franc-maçonnerie des passions. Monsieur Grandet inspirait donc l’estime respectueuse Ă  laquelle avait droit un homme qui ne devait jamais rien Ă  personne, qui, vieux tonnelier, vieux vigneron, devinait avec la prĂ©cision d’un astronome quand il fallait fabriquer pour sa rĂ©colte mille poinçons ou seulement cinq cents ; qui ne manquait pas une seule spĂ©culation, avait toujours des tonneaux Ă  vendre alors que le tonneau valait plus cher que la denrĂ©e Ă  recueillir, pouvait mettre sa vendange dans ses celliers et attendre le moment de livrer son poinçon Ă  deux cents francs quand les petits propriĂ©taires donnaient le leur Ă  cinq louis. Sa fameuse rĂ©colte de 1811, sagement serrĂ©e, lentement vendue, lui avait rapportĂ© plus de deux cent quarante mille livres. FinanciĂšrement parlant, monsieur Grandet tenait du tigre et du boa : il savait se coucher, se blottir, envisager long-temps sa proie, sauter dessus ; puis il ouvrait la gueule de sa bourse, y engloutissait une charge d’écus, et se couchait tranquillement, comme le serpent qui digĂšre, impassible, froid, mĂ©thodique. Personne ne le voyait passer sans Ă©prouver un sentiment d’admiration mĂ©langĂ© de respect et de terreur. Chacun dans Saumur n’avait-il pas senti le dĂ©chirement poli de ses griffes d’acier ? Ă  celui-ci maĂźtre Cruchot avait procurĂ© l’argent nĂ©cessaire Ă  l’achat d’un domaine, mais Ă  onze pour cent ; Ă  celui-lĂ  monsieur des Grassins avait escomptĂ© des traites, mais avec un effroyable prĂ©lĂšvement d’intĂ©rĂȘts. Il s’écoulait peu de jours sans que le nom de monsieur Grandet fĂ»t prononcĂ© soit au marchĂ©, soit pendant les soirĂ©es dans les conversations de la ville. Pour quelques personnes, la fortune du vieux vigneron Ă©tait l’objet d’un orgueil patriotique. Aussi plus d’un nĂ©gociant, plus d’un aubergiste disait-il aux Ă©trangers avec un certain contentement : « Monsieur, nous avons ici deux ou trois maisons millionnaires ; mais, quant Ă  monsieur Grandet, il ne connaĂźt pas lui-mĂȘme sa fortune ! » En 1816 les plus habiles calculateurs de Saumur estimaient les biens territoriaux du bonhomme Ă  prĂšs de quatre millions ; mais, comme terme moyen, il avait dĂ» tirer par an, depuis 1793 jusqu’en 1817, cent mille francs de ses propriĂ©tĂ©s, il Ă©tait prĂ©sumable qu’il possĂ©dait en argent une somme presque Ă©gale Ă  celle de ses biens-fonds. Aussi, lorsqu’aprĂšs une partie de boston, ou quelque entretien sur les vignes, on venait Ă  parler de monsieur Grandet, les gens capables disaient-ils : ― Le pĂšre Grandet ?... le pĂšre Grandet doit avoir cinq Ă  six millions. ― Vous ĂȘtes plus habile que je ne le suis, je n’ai jamais pu savoir le total, rĂ©pondaient monsieur Cruchot ou monsieur des Grassins s’ils entendaient le propos. Quelque Parisien parlait-il des Rotschild ou de monsieur Laffitte, les gens de Saumur demandaient s’ils Ă©taient aussi riches que monsieur Grandet. Si le Parisien leur jetait en souriant une dĂ©daigneuse affirmation, ils se regardaient en hochant la tĂȘte d’un air d’incrĂ©dulitĂ©. Une si grande fortune couvrait d’un manteau d’or toutes les actions de cet homme. Si d’abord quelques particularitĂ©s de sa vie donnĂšrent prise au ridicule et Ă  la moquerie, la moquerie et le ridicule s’étaient usĂ©s. En ses moindres actes, monsieur Grandet avait pour lui l’autoritĂ© de la chose jugĂ©e. Sa parole, son vĂȘtement, ses gestes, le clignement de ses yeux faisaient loi dans le pays, oĂč chacun, aprĂšs l’avoir Ă©tudiĂ© comme un naturaliste Ă©tudie les effets de l’instinct chez les animaux, avait pu reconnaĂźtre la profonde et muette sagesse de ses plus lĂ©gers mouvements. ― L’hiver sera rude, disait-on, le pĂšre Grandet a mis ses gants fourrĂ©s : il faut vendanger. ― Le pĂšre Grandet prend beaucoup de merrain, il y aura du vin cette annĂ©e. Monsieur Grandet n’achetait jamais ni viande ni pain. Ses fermiers lui apportaient par semaine une provision suffisante de chapons, de poulets, d’Ɠufs, de beurre et de blĂ© de rente. Il possĂ©dait un moulin dont le locataire devait, en sus du bail, venir chercher une certaine quantitĂ© de grains et lui en rapporter le son et la farine. La grande Nanon, son unique servante, quoiqu’elle ne fĂ»t plus jeune, boulangeait elle-mĂȘme tous les samedis le pain de la maison. Monsieur Grandet s’était arrangĂ© avec les maraĂźchers, ses locataires, pour qu’ils le fournissent de lĂ©gumes. Quant aux fruits, il en rĂ©coltait une telle quantitĂ© qu’il en faisait vendre une grande partie au marchĂ©. Son bois de chauffage Ă©tait coupĂ© dans ses haies ou pris dans les vieilles truisses Ă  moitiĂ© pourries qu’il enlevait au bord de ses champs, et ses fermiers le lui charroyaient en ville tout dĂ©bitĂ©, le rangeaient par complaisance dans son bĂ»cher et recevaient ses remercĂźments. Ses seules dĂ©penses connues Ă©taient le pain bĂ©nit, la toilette de sa femme, celle de sa fille, et le payement de leurs chaises Ă  l’église ; la lumiĂšre, les gages de la grande Nanon, l’étamage de ses casseroles ; l’acquittement des impositions, les rĂ©parations de ses bĂątiments et les frais de ses exploitations. Il avait six cents arpents de bois rĂ©cemment achetĂ©s qu’il faisait surveiller par le garde d’un voisin, auquel il promettait une indemnitĂ©. Depuis cette acquisition seulement, il mangeait du gibier. Les maniĂšres de cet homme Ă©taient fort simples. Il parlait peu. GĂ©nĂ©ralement il exprimait ses idĂ©es par de petites phrases sentencieuses et dites d’une voix douce. Depuis la RĂ©volution, Ă©poque Ă  laquelle il attira les regards, le bonhomme bĂ©gayait d’une maniĂšre fatigante aussitĂŽt qu’il avait Ă  discourir longuement ou Ă  soutenir une discussion. Ce bredouillement, l’incohĂ©rence de ses paroles, le flux de mots oĂč il noyait sa pensĂ©e, son manque apparent de logique attribuĂ©s Ă  un dĂ©faut d’éducation Ă©taient affectĂ©s et seront suffisamment expliquĂ©s par quelques Ă©vĂ©nements de cette histoire. D’ailleurs, quatre phrases exactes autant que des formules algĂ©briques lui servaient habituellement Ă  embrasser, Ă  rĂ©soudre toutes les difficultĂ©s de la vie et du commerce : Je ne sais pas, je ne puis pas, je ne veux pas, nous verrons cela. Il ne disait jamais ni oui ni non, et n’écrivait point. Lui parlait-on ? il Ă©coutait froidement, se tenait le menton dans la main droite en appuyant son coude droit sur le revers de la main gauche, et se formait en toute affaire des opinions desquelles il ne revenait point. Il mĂ©ditait longuement les moindres marchĂ©s. Quand, aprĂšs une savante conversation, son adversaire lui avait livrĂ© le secret de ses prĂ©tentions en croyant le tenir, il lui rĂ©pondait : ― Je ne puis rien conclure sans avoir consultĂ© ma femme. Sa femme, qu’il avait rĂ©duite Ă  un ilotisme complet, Ă©tait en affaires son paravent le plus commode. Il n’allait jamais chez personne, ne voulait ni recevoir ni donner Ă  dĂźner ; il ne faisait jamais de bruit, et semblait Ă©conomiser tout, mĂȘme le mouvement. Il ne dĂ©rangeait rien chez les autres par un respect constant de la propriĂ©tĂ©. NĂ©anmoins, malgrĂ© la douceur de sa voix, malgrĂ© sa tenue circonspecte, le langage et les habitudes du tonnelier perçaient, surtout quand il Ă©tait au logis, oĂč il se contraignait moins que partout ailleurs. Au physique, Grandet Ă©tait un homme de cinq pieds, trapu, carrĂ©, ayant des mollets de douze pouces de circonfĂ©rence, des rotules noueuses et de larges Ă©paules ; son visage Ă©tait rond, tannĂ©, marquĂ© de petite vĂ©role ; son menton Ă©tait droit, ses lĂšvres n’offraient aucunes sinuositĂ©s, et ses dents Ă©taient blanches ; ses yeux avaient l’expression calme et dĂ©voratrice que le peuple accorde au basilic ; son front, plein de rides transversales, ne manquait pas de protubĂ©rances significatives ; ses cheveux jaunĂątres et grisonnants Ă©taient blanc et or, disaient quelques jeunes gens qui ne connaissaient pas la gravitĂ© d’une plaisanterie faite sur monsieur Grandet. Son nez, gros par le bout, supportait une loupe veinĂ©e que le vulgaire disait, non sans raison, pleine de malice. Cette figure annonçait une finesse dangereuse, une probitĂ© sans chaleur, l’égoĂŻsme d’un homme habituĂ© Ă  concentrer ses sentiments dans la jouissance de l’avarice et sur le seul ĂȘtre qui lui fĂ»t rĂ©ellement de quelque chose, sa fille EugĂ©nie, sa seule hĂ©ritiĂšre. Attitude, maniĂšres, dĂ©marche, tout en lui, d’ailleurs, attestait cette croyance en soi que donne l’habitude d’avoir toujours rĂ©ussi dans ses entreprises. Aussi, quoique de mƓurs faciles et molles en apparence, monsieur Grandet avait-il un caractĂšre de bronze. Toujours vĂȘtu de la mĂȘme maniĂšre, qui le voyait aujourd’hui le voyait tel qu’il Ă©tait depuis 1791. Ses forts souliers se nouaient avec des cordons de cuir, il portait en tout temps des bas de laine drapĂ©s, une culotte courte de gros drap marron Ă  boucles d’argent, un gilet de velours Ă  raies alternativement jaunes et puces, boutonnĂ© carrĂ©ment, un large habit marron Ă  grands pans, une cravate noire et un chapeau de quaker. Ses gants, aussi solides que ceux des gendarmes, lui duraient vingt mois, et, pour les conserver propres, il les posait sur le bord de son chapeau Ă  la mĂȘme place, par un geste mĂ©thodique. Saumur ne savait rien de plus sur ce personnage.
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